L’opinion publique semble approuver très majoritairement la mesure annoncée par le gouvernement sur la mise en place de l’apprentissage à 14 ans. Gageons que chaque Français imagine qu’il s’agit là d’une décision qui ne concerne que les enfants des autres et que ses propres enfants pourront poursuivre tranquillement leurs études jusque dans les prestigieuses grandes écoles ! Plus sérieusement, il est vraisemblable que nos concitoyens imaginent que certains élèves, en rupture scolaire, sont perdus pour les études classiques et que s’obstiner à les maintenir sous statut scolaire est une absurdité. Peut-être même, dans le meilleur des cas, certains de nos compatriotes pensent-ils qu’après une phase « en apprentissage », les adolescents, qui se seront, enfin, réconciliés avec les savoirs et auront « pris un peu de plomb dans la tête », pourront revenir dans l’institution scolaire qui les accueillera à bras ouvert, quel que soit leur passé et leur âge. On voudrait pouvoir les croire : la mise en place d’un « crédit scolaire », à l’image – améliorée – du « crédit formation », et la généralisation de la « scolarité par récurrence » (qui prévoit le retour possible dans des études au niveau où elles ont été interrompues et qui existe officiellement dans les textes) représenteraient, alors, une manière d’individualiser la formation initiale et de l’adapter aux trajectoires des personnes. Mais, ne rêvons pas ! Ce n’est pas de cela dont il est question, et malgré toutes les circonvolutions sémantiques dans lesquelles les politiques sont passés maîtres, il s’agit, en réalité, de déscolariser de manière précoce les jeunes dont on dira « qu’ils ne sont pas faits pour les études ».

Il faut, d’abord, rappeler quelques évidences trop vite oubliées. Faire sortir du système scolaire un enfant à 14 ans, c’est décider de son sort à 12 ou à 13. L’institution scolaire a, en effet, une fantastique capacité à anticiper les décisions et, même, quand les circonstances s’y prêtent, à organiser des voies de relégation qui préparent, avec les meilleures intentions du monde, certains élèves « à assumer une transition qui serait bien trop brutale pour eux »… L’apprentissage, par ailleurs, c’est aujourd’hui – et l’on ne le rappelle pas suffisamment – treize semaines de cours seulement par an et cinq semaines de congés payés : treize semaines de cours pour des élèves en échec dans les apprentissages fondamentaux – et, en particulier, celui de la langue - c’est la condamnation à perpétuité à des tâches de pure exécution, l’impossibilité d’accéder à la « seconde chance » que constitue la formation continue… L’apprentissage à 14 ans, c’est, en réalité, le mépris déguisé des « métiers manuels » : c’est imaginer que ceux-ci sont constitués de tâches d’exécution accessibles par l’observation et la simple reproduction, c’est ignorer la part nécessaire de conceptualisation que tout métier manuel comporte et la complexité des situations professionnelles auxquelles ils ont à faire : que je sache, il n’est d’ailleurs pas prévu d’embaucher à 14 ans des apprentis en chirurgie ou en orthodontie qui sont, pourtant bien – chacun en conviendra – des « métiers manuels »… L’apprentissage à 14 ans, c’est, enfin, l’institutionnalisation du renoncement : renoncement conjugué de la société – qui abandonne certains de ses enfants sans leur donner les clés du monde complexe dans lequel nous vivons – et renoncement des élèves eux-mêmes… chez qui l’on prétend encourager « le sens de l’effort », mais à qui l’on offre quelques petites centaines d’euros par mois dans lesquels ils vont voir un pécule providentiel qui viendra s’ajouter à l’arrêt de tout effort scolaire.

Facilité pour les jeunes, l’apprentissage à 14 ans est aussi le signe d’une abdication politique, sociale et scolaire majeure. On pouvait encore hésiter sur la pertinence du « socle commun » ; on sait maintenant clairement ce que cela veut dire : tout le monde aura peut-être « le socle », mais seuls quelques-uns auront la statue ! Avec un palier d’orientation rétabli, de fait, en fin de cinquième, « le socle » va se réduire comme une peau de chagrin et les ambitions pour notre jeunesse écarter toute dimension culturelle pour ne fournir que quelques savoir-faire purement utilitaires. Une aubaine pour TF1 qui vend toujours des « parts de cerveau disponibles » et pour les démagogues de tous bords qui trouveront en face d’eux de plus en plus de jeunes sous l’emprise des médias, sans avoir acquis les connaissances et l’esprit critique qui leur permettraient d’exercer leur jugement. L’éducation scolaire – parce qu’elle est porteuse de l’idéal républicain d’égalité - doit rester une priorité absolue et c’est aux politiques et aux pédagogues à travailler pour qu’elle puisse s’adresser à tous au lieu d’exclure ceux et celles qui, justement, en ont le plus besoin.

Enfin, cette mesure, va, sans aucun doute, renforcer encore l’apartheid scolaire : qui imagine que les fils et filles de médecins, de professeurs et d’hommes politiques iront en apprentissage à 14 ans ? Qui ne voit qu’elle va contribuer à exclure encore plus fortement une jeunesse qui, malgré ses papiers d’identité, n’est pas considérée comme « française » par certains de nos concitoyens ? Et en baissant le niveau d’instruction d’une partie des jeunes, c’est toute l’institution scolaire, et la société tout entière, qu’elle va tirer vers le bas. D’autant plus que, contrairement à ce qu’imaginent les esprits ignorants de l’histoire de l’instruction scolaire, ce sont toujours les « élèves difficiles » qui font progresser l’École et permettent de nourrir l’inventivité pédagogique qui bénéficie, en réalité, à tous. Il faut se souvenir que c’est en tentant d’enseigner « l’enfant sauvage », Victor de l’Aveyron, qu’Itard imagina la plupart des outils pédagogiques encore aujourd’hui utilisés pour stimuler l’intelligence des « enfants normaux » (comme la célèbre « boîte aux lettres » avec des ouvertures de différentes tailles et de différentes formes). Écarter les « esprits rebelles » - les « enfants sauvages » d’aujourd’hui - facilitera peut-être la vie, à court terme, de quelques enseignants, mais transformera encore plus l’École en chambre d’enregistrement des inégalités sociales. Pire encore, cela appauvrira considérablement les pratiques pédagogiques… et même les plus brillants en pâtiront !

Évidemment, dans quelques classes, « on aura, enfin, la paix ». Mais au prix d’une régression sociale considérable. On pourra, un peu plus, « enseigner en rond »… mais au prix de l’abandon d’une des missions fondatrices de l’École : la découverte de l’altérité. Certains jeunes sortant d’apprentissage pourront, dans les meilleurs des cas, trouver un emploi sur place et commencer une carrière professionnelle avec quelques savoir-faire empiriques…mais ils plafonneront vite et, comme l’exemple de l’Allemagne le montre bien, se trouveront, quelques petites années plus tard, en situation difficile, car incapables d’accéder aux savoirs complexes qui requièrent une formation initiale solide.

En réalité l’apprentissage à 14 ans est un renoncement très grave. Renoncement à l’ambition du Général de Gaulle et du ministre Berthoin qui imposèrent, en 1958, la scolarité obligatoire à seize ans. Renoncement à l’ambition d’une École de la République qui ne doit pas se résigner à former des citoyens à deux vitesses. Renoncement à une véritable réforme de l’École capable, dans un même creuset, d’offrir à chacun des moments d’apprentissages communs et des itinéraires différenciés pour l’accès aux savoirs fondamentaux. Renoncement, à une ambition essentielle de la France – qui est, certes, loin d’être réalisée -, mais qui doit constituer un horizon possible, une tâche à laquelle s’atteler ensemble, professeurs, parents, citoyens, hommes politiques : garantir à chaque enfant, à seize ans, la maîtrise des fondamentaux de la citoyenneté. Renoncement à l’inventivité sociale et pédagogique qui pourrait permettre une réforme en profondeur de l’institution scolaire. Renoncement à la lutte contre l’apartheid urbain et social qui – si nous n’y prenons garde – pourrait bien agrandir sous nos pieds la fracture sociale… au point que nous y tombions tous dedans prochainement !

Philippe Meirieu